YAMASUKI

« Mais où va-t-on mettre le colonel cette année ? » Répétait-elle en contemplant la scène de bataille à la gloire d’un obscur maréchal d’empire, peinte dans le plus pur style pompier.
« Il faudra qu’on y vienne à faire une sélection ! » Mais la règle instituée par la mairie progressiste était de ne refuser aucun envoi d’un artiste de la commune. Madame le conservateur prenait son assistante à témoin, une jeune fille blonde qui ne disait mot, car seule Madame décidait de l’emplacement des œuvres. La jeune fille risqua cependant d’une voix timide : « Il va falloir aussi qu’on trouve une place à la moto ».
« Oh ! Ne m’en parlez pas. Cette horreur me rend malade ! Couvrez-là d’un drap, au moins qu’on ne la voit plus jusqu’au vernissage ! »
La jeune fille prit une tenture blanche et l’étendit sur ce qui pouvait en effet s’apparenter à une motocyclette.
Réalisée à l’aide d’un mannequin de cire et de diverses pièces mécaniques, l’œuvre inscrite dans la catégorie : « sculpture en matériaux divers », représentait une motocyclette au corps de femme.
Le corps nu était couché sur un moteur de grosse cylindrée, les bras tendus en avant, la femme au corps long et gracile tenaient avec ses mains la roue avant. Le moteur bien calé sous son ventre, entre ses seins voluptueux et ses cuisses repliées, se prolongeaient par quatre magnifiques tuyaux d’échappement aux courbes harmonieuses. Ses pieds joints enserraient la roue arrière aux rayons chromés, au pneu soigneusement ciré.
La créature arborait un visage fardé avec soin, une perruque aux cheveux d’un noir de geai coupée au carré. Son regard de verre fixait une destination lointaine. Sa croupe offerte et son dos cambré invitaient au voyage un hypothétique cavalier.
Titre de l’œuvre : « Yamasuki ». Son créateur avait rédigé une notice, il y était question de chevauchées au long cours, de vibrations infernales, de sexe offert, d’orgasmes mécaniques…
Choquée, troublée peut-être, Madame le Conservateur n’alla pas jusqu’au bout du texte déclarant péremptoire « On voit tout de suite le genre ! »
Un autre problème se posait : par où prendre cette lourde « sculpture » pour la déplacer ? Et les ouvriers qui étaient en grève !
Alors la maîtresse des lieux et sa jeune assistante entreprirent avec précaution de faire rouler l’horrible chose. L’une la tenant par la tête et l’autre par les fesses, elles lui firent effectuer de petits va et vient et réussirent avec bien du mal à la mettre en place sous la bataille du colonel.
Les évènements se précipitaient. A Paris, les étudiants avaient pris l’Odéon. L’essence commençait à manquer. La mairie décida d’annuler le vernissage.
Dans ces conditions, le Salon 68 devait-il avoir lieu ? Le 13 mai pourtant, il ouvrit ses portes, et une rumeur se répandit en ville.
Au musée ! Ce n’est pas possible. Une œuvre ? Ca ! Une honte, oui ! Pornographie, obscénité ! Hurlaient les uns, liberté, création, révolution répliquaient les autres.
Curieux, amateurs ou voyeurs, les habitants de Faveyrol vinrent en nombre et la sculpture fut tant appréciée qu’il fallut la protéger.
On la touchait, la caressait, certains même l’enjambaient, la chevauchaient, s’allongeaient sur elle, prenant en mains ses épaules comme le plus désirable des guidons. Chaque jour le corps de cire s’enrichissait de graffitis, à la craie, au crayon feutre, au rouge à lèvres. Un anonyme décora son flanc du signe peace and love, « Je t’aime » tatoua sur son dos un admirateur passionné.
Le correspondant du journal local, un retraité plutôt lourdaud, plancha toute une nuit sur son article.
Il était fier de son titre : « De l’Art ou du cochon ? » Voilà qui fera sensation ! Pensait-il en tapant sur sa vieille machine à écrire. Mais les journaux eux aussi se mirent en grève et l’article ne parut jamais…
Mai avait déjà pris les couleurs de l’été. Après les deux ouvriers, les trois gardiens se mirent en grève.
Madame le conservateur décida donc la fermeture de son cher musée pour raison exceptionnelle, ce qui en fait arrangeait tout le monde.
A la sauvette, elle organisa la remise des prix. Le jury était partagé mais il fallait faire vite. La France était en déroute, De Gaulle avait quitté Paris, pour une destination inconnue.
On créa pour la sculpture scandaleuse un « prix spécial d’encouragement à la sculpture d’avant garde ».
Tout le monde attendait le créateur de « Yamasuki ». Comme personne ne voulait lui remettre son prix, Monsieur le maire se dévoua.
Ce serait donc lui qui sur un ton convenu, prononcerait deux ou trois mots d’encouragements à l’impertinent.
Le colonel promit qu’il signifierait « en public » au paltoquet, sa conception de l’art véritable, et « qu’on verrait bien ce qu’il aurait à répondre ».
Malheureusement, l’artiste-motocycliste ne daigna pas venir chercher sa récompense assortie pourtant d’un chèque de cent francs. Pas plus, il ne revint jamais chercher son œuvre !
Oubliée, abandonnée, l’étrange créature au corps de rêve dort peut-être encore dans les réserves du musée municipal de Faveyrol.
Si vous passez par-là …
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