21 avril 2006

La bouchère et ses deux filles

J’avais quatre ou cinq ans, je passais toutes les vacances d’été chez mes grands-parents, le dimanche nous allions à la messe à la petite église du village. J’étais fier de traverser le bourg tenant la main de mon grand-père, J’étais habillé en dimanche, mes cheveux sentaient la brillantine. Je serrai dans ma main un petit chapelet en nacre que m’avait offert ma grand-mère.
A l’église, nous avions notre banc, c’était une sorte de compartiment avec une petite porte sculptée et sur le porte livre une belle plaque dorée avec le nom de mes grands-parents gravé en lettre anglaise.
J’aimais le début de la messe, l’arrivée des fidèles qui souvent saluaient mon grand-père et à qui il répondait d’un petit signe de tête, puis la musique, les chants, l’arrivée du prêtre, des enfants de chœur, c’était un spectacle gai et coloré. Il fallait s’asseoir, se lever, se rasseoir à nouveau, je me prêtais au jeu… puis venait le sermon qui n’en finissait pas. Sur la tablette où ma grand-mère avait reposé son missel, je jouais avec mon chapelet, le faisant aller et venir comme un petit train, puis lorsque ma grand-mère m’avait donné quelques tapes sur les mains je restais sage un moment et immanquablement me retournais.
Le banc derrière le nôtre était celui de la bouchère et des ses deux filles. Pomponnées avec chapeaux, gants et voilettes, elles écoutaient le sermon bien calées sur leur banc. Elles avaient toutes les trois une poitrine opulente, mise en valeur par les tailleurs étroits à la mode des années cinquante.
Je les observais une à une. Mon regard d’enfant se posait d’abord sur le chapeau, puis sur le visage recueilli aux paupières closes et descendait attiré par cette large surface de chair rose, tranchées en plein milieu par un mystérieux sillon. Que pouvait être cette entaille qui fendait en deux la poitrine de la bouchère et de ses deux filles ? Un coup de sabre donné par un soldat pendant la guerre ? Etait-ce profond ? Est-ce que cela leur faisait mal ? Peut-être pouvait-elle y glisser la main jusqu’à leur cœur et le sentir battre.
J’étais bien loin du sermon du curé lorsque ma grand-mère m’enjoignait fermement de me retourner…
Le soir d’un de ces dimanches, j’étais tellement troublé par mes interrogations durant la messe qu’avant de m’endormir je questionnai ma grand-mère.
-Est-ce que plus tard la poitrine de toutes les dames s’ouvre comme celle de la bouchère et de ses filles ? Est-ce un accident qui leur ait arrivé ? Un grand coup de couteau du boucher ?
Ma grand-mère sourit et me dit à l’oreille :

-Dors, tu comprendras plus tard, tu es encore bien trop petit…

Aujourd’hui, je suis plus grand, beaucoup plus grand, mais lorsqu’il m’arrive de croiser deux beaux seins bien serrés l’un contre l’autre, je ne peux m’empêcher de penser à la bouchère, à ses deux filles et à la messe de mon enfance.