14 mai 2006

Le mur des "je t'aime"


C’était une petite dame âgée, un peu voûtée, toujours soigneusement mise. Sur ses cheveux gris, un petit chapeau à la mode d’autrefois avec une délicieuse voilette. Elle aimait trottiner dans Paris et chaque jour s’asseyait sur un banc dans un square près du métro Abbesses. Elle choisissait un banc ensoleillé, face au « Mur des je t’aime » : Une immense fresque sur laquelle les mots « je t’aime » étaient inscrits en toutes les langues : 311 « je t’aime », en grec, en sumérien, en hiéroglyphe, en wolof et en français bien sûr. Gravés en lettres blanches sur un fond d’ardoise bleue, des « je t’aime » soigneusement calligraphiés, des « je t’aime » chantant et se répondant au rythme des jours et des nuits de la planète Terre.
La petite dame parcourait le mur des yeux et déchiffrait les « je t’aime ». Elle trouvait sans hésiter ses « je t’aime » à elle, ceux qui avaient tissé sa vie. Le « szerotlek » de son premier amoureux à Budapest. Elle avait seize ans. Sous le soleil de printemps, elle se laissait bercer par le souvenir de ce grand gaillard au regard de feu. Elle sentait sa main délicate dans ses cheveux noirs et l’entendait murmurer « szerotlek, szerotlek » de sa voix chaude. Elle se surprit même à murmurer «szerotlek szerotlek ». Elle rougit, jeta un regard autour d’elle, pourvu qu’on ne l’ait pas entendue, elle passerait pour une folle !
Puis ses yeux se portaient vers la droite, vers les lettres hébraïques. Ces « je t’aime » là elle les entendrait toujours. Son mari savait si bien les lui dire. Aux intonations de sa voix elle savait s’il était heureux, triste ou inquiet. Mots magiques, mots pour elle. Elle entend sa voix, chaude au début de leur rencontre, plus grave ensuite et rocailleuse les derniers temps. Face au mur, la petite dame écoute cette voix et son cœur se serre, maintenant il lui faut partir.
Mais ce jour-là, le mur lui joua un mauvais tour. Juste en partant, le « je t’aime » en Yiddish lui sauta aux yeux. Oh ! Elle l’avait déjà vu celui-là et savait bien où il était caché, mais elle faisait toujours attention à ne pas s’égarer sur cette partie du mur, de peur de le rencontrer. Ce jour-là elle ne put l’éviter, quelqu’un l’avait souligné d’un trait rouge !
La petite dame retourna s’asseoir sur le banc. Elle avait du mal à respirer, ses jambes ne la portaient plus et son cœur battait dans sa poitrine. Dans sa tête ce n’étaient que cris et mains tendues. Ce je t’aime-là c’était une tache de sang sur l’ardoise bleue.
Un jeune homme s’approcha de la petite dame, elle ne pouvait plus parler. Avec son portable il appela le SAMU. On la porta précautionneusement dans l’ambulance. Lorsque la jeune infirmière releva la manche de son chemisier pour prendre sa tension, elle remarqua des chiffres tatoués sur son bras, le numéro gravé le jour de son arrivée au camp d’Auschwitz.
Photo Claude Stéfan