21 avril 2006

La penderie


- Quel con !

Se dit tout bas le responsable du service achat des établissements Stylfor, devant la glace de la salle de bains, il tire sur ses joues pour effacer les rides, la barbe a poussé.
Un peu dégarni, la quarantaine il se regarde droit dans les yeux :
- Pas mal quand même !
A côté, dans la chambre, dort paisiblement la responsable de la communication des établissements Stylfor.

- Quel con ! murmure-t-il en insistant sur la dernière syllabe.
La veille tout est allé si vite. Départ en retraite de Boulard, directeur des services techniques, discours, cadeaux, Saumur pétillant, dîner au restaurant avec une dizaine de collègues.
Quelqu’un a proposé : Si on allait en boîte ! Lui, les boîtes, il n’aime pas trop. Mais Marie-Jeanne a dit :
- Pierrot, tu vas pas nous quitter comme ça !
Elle l’a appelé Pierrot, ça l’a touché.

Il se passe de l’eau sur la figure.

Marie-Jeanne, quinze ans qu’ils bossent chacun de leur côté dans des bureaux voisins, quinze ans de bonjour-bonsoir, de bons week-ends, de bises au premier de l’an, à la galette des rois. Quinze ans de voisinage et d’ignorance...
Et puis un soir, on se retrouve à deux heures du matin à faire le pied de grue chacun à côté de sa bagnole. Elle dit : Si on allait prendre un verre chez moi… C’est sur ton chemin ! ajoute-elle comme pour se donner bonne conscience. Le coup du dernier verre, ça marche encore ce truc ? La preuve !

- Et merde !!! rien pour se raser...

Marie-Jeanne, il l’a connue célibataire, un peu pincée : Mademoiselle Chamard, assistante de communication. Il l’a connue mariée, Madame Rossignol, que certains appelaient « cuicui » derrière son dos… il croit même qu’il était à sa messe de mariage, mais c’est pas sûr !
Il l’a connue enceinte, promenant toute la journée son gros ventre dans les couloirs et les ascenseurs.
Il l’a connue divorcée. Elle avait même fait une note de service à l’ensemble du personnel pour préciser qu’elle changeait de nom. Ca fit sourire, ce n’était pas dans les habitudes de la maison…
Madame Rossignol devint Madame Chamard. Elle changea de coiffure une fois de plus, cheveux courts cette fois ci…
Il y eut la période Hernandez, un sous-directeur qui fit un passage éclair aux établissements Stylfor, elle sauta illico dans son lit. Mauvaise pioche ! Une fois parti, le bel hidalgo ne donna plus signe de vie.
Marie-Jeanne prit du poids, pleura beaucoup, soigna ce qu’elle appela « sa dépression » dans les bras d’un technicien de la maintenance. Un abruti, marié cinq enfants, adepte des médecines douces et d’autres fadaises…
Suivit la période écolo : régime, alimentation saine, discussions sans fin… elle s’était mise en tête de convertir tout le monde à la médecine par les plantes…Puis elle se calma, adopta une coiffure cheveux mi-longs, c’est sans doute ce qu’elle fit de mieux.

Ah ! Marie-Jeanne, par la porte entrouverte, il la regarde dormir du sommeil du juste…

Il pense à tous les conseils de direction du lundi matin où il lui faut supporter son blabla, ses grands gestes, ses phrases sans fin et ses statistiques à la noix...
Combien d’heures passées en face d’elle, à la regarder plus qu’à écouter ses discours sur la politique de communication des établissements Stylfor… Et il n’aurait jamais pensé qu’elle était aussi joliment faite...
Maintenant, ce ne sera pas simple tous les jours, se dit-il. Il faudra « gérer » !
Sa femme est aux sports d’hiver avec les gosses. Elle doit l’appeler dans la matinée.

Et merde ! il a oublié de couper son portable, la batterie va être à plat.

Il sort de la salle de bains à pas feutrés et entre dans une petite pièce, une sorte de penderie.
Là, sont alignées toutes les tenues de Marie-Jeanne. Son tailleur bleu qu’elle met souvent pour les conseils de direction, celui qui lui donne l’air d’une hôtesse de l’air. Son ensemble rouge foncé qu’elle réserve pour les grandes occasions, quand elle doit accueillir un visiteur de marque.
Une à une, il fait glisser toutes ses robes sur la tringle chromée. Il y a même cette horrible robe jaune d’or qui la boudine, heureusement, elle ne la met plus souvent...
Et ses jupes plissées sur lesquelles il a toujours fantasmé…
Ses robes d’été bien décolletées pour lui reluquer les seins quand elle revient de vacances la peau bronzée…
Tiens, il y a là son manteau en fourrure synthétique qu’elle traîna bien cinq ou six ans.
Et tous ses jeans, ses pantalons, ses chemisiers soyeux, tout est là, bien plié, bien rangé, ça sent bon la lavande.
Il a sous les yeux toutes les Madame Chamard alignées devant lui, celle du printemps, de l’été, de l’hiver… Une femme « du bureau » comme il dit… Une femme de son quotidien…Une femme tout simplement…
Il sort de la penderie une robe noire qu’il ne lui a jamais vue au bureau et la presse contre sa poitrine. C’est doux, ça sent bon...
Il entend du bruit dans la chambre, elle doit se réveiller…
Vite, il remet la robe dans la penderie. De quoi il aurait l’air si elle le trouvait à poil, une de ses robes dans les mains ?
Marie-Jeanne, il l’a peut-être mal jugée. En fait, c’est une brave fille, un peu chiante, mais laquelle ne l’est pas !
Elle s’est réveillée. Elle est plutôt jolie avec ses cheveux défaits…

- Mais qu’est-ce que tu fais, Pierrot ? Viens, j’ai encore besoin que tu me prennes dans tes bras…
- Tu crois que c’est bien sérieux… répondit-il doucement, pris tout à coup de vagues scrupules.
- On s’en fout ! dit-elle, plus câline que jamais.

Il était dans de beaux draps, et il le savait.
illustration : Le Huen

La bouchère et ses deux filles

J’avais quatre ou cinq ans, je passais toutes les vacances d’été chez mes grands-parents, le dimanche nous allions à la messe à la petite église du village. J’étais fier de traverser le bourg tenant la main de mon grand-père, J’étais habillé en dimanche, mes cheveux sentaient la brillantine. Je serrai dans ma main un petit chapelet en nacre que m’avait offert ma grand-mère.
A l’église, nous avions notre banc, c’était une sorte de compartiment avec une petite porte sculptée et sur le porte livre une belle plaque dorée avec le nom de mes grands-parents gravé en lettre anglaise.
J’aimais le début de la messe, l’arrivée des fidèles qui souvent saluaient mon grand-père et à qui il répondait d’un petit signe de tête, puis la musique, les chants, l’arrivée du prêtre, des enfants de chœur, c’était un spectacle gai et coloré. Il fallait s’asseoir, se lever, se rasseoir à nouveau, je me prêtais au jeu… puis venait le sermon qui n’en finissait pas. Sur la tablette où ma grand-mère avait reposé son missel, je jouais avec mon chapelet, le faisant aller et venir comme un petit train, puis lorsque ma grand-mère m’avait donné quelques tapes sur les mains je restais sage un moment et immanquablement me retournais.
Le banc derrière le nôtre était celui de la bouchère et des ses deux filles. Pomponnées avec chapeaux, gants et voilettes, elles écoutaient le sermon bien calées sur leur banc. Elles avaient toutes les trois une poitrine opulente, mise en valeur par les tailleurs étroits à la mode des années cinquante.
Je les observais une à une. Mon regard d’enfant se posait d’abord sur le chapeau, puis sur le visage recueilli aux paupières closes et descendait attiré par cette large surface de chair rose, tranchées en plein milieu par un mystérieux sillon. Que pouvait être cette entaille qui fendait en deux la poitrine de la bouchère et de ses deux filles ? Un coup de sabre donné par un soldat pendant la guerre ? Etait-ce profond ? Est-ce que cela leur faisait mal ? Peut-être pouvait-elle y glisser la main jusqu’à leur cœur et le sentir battre.
J’étais bien loin du sermon du curé lorsque ma grand-mère m’enjoignait fermement de me retourner…
Le soir d’un de ces dimanches, j’étais tellement troublé par mes interrogations durant la messe qu’avant de m’endormir je questionnai ma grand-mère.
-Est-ce que plus tard la poitrine de toutes les dames s’ouvre comme celle de la bouchère et de ses filles ? Est-ce un accident qui leur ait arrivé ? Un grand coup de couteau du boucher ?
Ma grand-mère sourit et me dit à l’oreille :

-Dors, tu comprendras plus tard, tu es encore bien trop petit…

Aujourd’hui, je suis plus grand, beaucoup plus grand, mais lorsqu’il m’arrive de croiser deux beaux seins bien serrés l’un contre l’autre, je ne peux m’empêcher de penser à la bouchère, à ses deux filles et à la messe de mon enfance.

11 avril 2006

YAMASUKI

Madame le conservateur du musée municipal de Faveyrol avait fort à faire en cette journée ensoleillée de mai 68. Comme chaque année le musée accueillait le Salon de Printemps réservé aux artistes locaux. Les envois avaient été particulièrement nombreux : beaucoup de tableaux abstraits, très colorés, des aquarelles, certaines charmantes, d’autres maladroites, et cet immense tableau, œuvre d’un colonel en retraite. Chaque année ce notable craint et respecté, gratifiait le salon d’un envoi qui faisait hurler Madame le conservateur.
« Mais où va-t-on mettre le colonel cette année ? » Répétait-elle en contemplant la scène de bataille à la gloire d’un obscur maréchal d’empire, peinte dans le plus pur style pompier.
« Il faudra qu’on y vienne à faire une sélection ! » Mais la règle instituée par la mairie progressiste était de ne refuser aucun envoi d’un artiste de la commune. Madame le conservateur prenait son assistante à témoin, une jeune fille blonde qui ne disait mot, car seule Madame décidait de l’emplacement des œuvres. La jeune fille risqua cependant d’une voix timide : « Il va falloir aussi qu’on trouve une place à la moto ».
« Oh ! Ne m’en parlez pas. Cette horreur me rend malade ! Couvrez-là d’un drap, au moins qu’on ne la voit plus jusqu’au vernissage ! »
La jeune fille prit une tenture blanche et l’étendit sur ce qui pouvait en effet s’apparenter à une motocyclette.
Réalisée à l’aide d’un mannequin de cire et de diverses pièces mécaniques, l’œuvre inscrite dans la catégorie : « sculpture en matériaux divers », représentait une motocyclette au corps de femme.
Le corps nu était couché sur un moteur de grosse cylindrée, les bras tendus en avant, la femme au corps long et gracile tenaient avec ses mains la roue avant. Le moteur bien calé sous son ventre, entre ses seins voluptueux et ses cuisses repliées, se prolongeaient par quatre magnifiques tuyaux d’échappement aux courbes harmonieuses. Ses pieds joints enserraient la roue arrière aux rayons chromés, au pneu soigneusement ciré.
La créature arborait un visage fardé avec soin, une perruque aux cheveux d’un noir de geai coupée au carré. Son regard de verre fixait une destination lointaine. Sa croupe offerte et son dos cambré invitaient au voyage un hypothétique cavalier.
Titre de l’œuvre : « Yamasuki ». Son créateur avait rédigé une notice, il y était question de chevauchées au long cours, de vibrations infernales, de sexe offert, d’orgasmes mécaniques…
Choquée, troublée peut-être, Madame le Conservateur n’alla pas jusqu’au bout du texte déclarant péremptoire « On voit tout de suite le genre ! »
Un autre problème se posait : par où prendre cette lourde « sculpture » pour la déplacer ? Et les ouvriers qui étaient en grève !
Alors la maîtresse des lieux et sa jeune assistante entreprirent avec précaution de faire rouler l’horrible chose. L’une la tenant par la tête et l’autre par les fesses, elles lui firent effectuer de petits va et vient et réussirent avec bien du mal à la mettre en place sous la bataille du colonel.
Les évènements se précipitaient. A Paris, les étudiants avaient pris l’Odéon. L’essence commençait à manquer. La mairie décida d’annuler le vernissage.
Dans ces conditions, le Salon 68 devait-il avoir lieu ? Le 13 mai pourtant, il ouvrit ses portes, et une rumeur se répandit en ville.
Au musée ! Ce n’est pas possible. Une œuvre ? Ca ! Une honte, oui ! Pornographie, obscénité ! Hurlaient les uns, liberté, création, révolution répliquaient les autres.
Curieux, amateurs ou voyeurs, les habitants de Faveyrol vinrent en nombre et la sculpture fut tant appréciée qu’il fallut la protéger.
On la touchait, la caressait, certains même l’enjambaient, la chevauchaient, s’allongeaient sur elle, prenant en mains ses épaules comme le plus désirable des guidons. Chaque jour le corps de cire s’enrichissait de graffitis, à la craie, au crayon feutre, au rouge à lèvres. Un anonyme décora son flanc du signe peace and love, « Je t’aime » tatoua sur son dos un admirateur passionné.

Le correspondant du journal local, un retraité plutôt lourdaud, plancha toute une nuit sur son article.
Il était fier de son titre : « De l’Art ou du cochon ? » Voilà qui fera sensation ! Pensait-il en tapant sur sa vieille machine à écrire. Mais les journaux eux aussi se mirent en grève et l’article ne parut jamais…

Mai avait déjà pris les couleurs de l’été. Après les deux ouvriers, les trois gardiens se mirent en grève.

Madame le conservateur décida donc la fermeture de son cher musée pour raison exceptionnelle, ce qui en fait arrangeait tout le monde.
A la sauvette, elle organisa la remise des prix. Le jury était partagé mais il fallait faire vite. La France était en déroute, De Gaulle avait quitté Paris, pour une destination inconnue.
On créa pour la sculpture scandaleuse un « prix spécial d’encouragement à la sculpture d’avant garde ».
Tout le monde attendait le créateur de « Yamasuki ». Comme personne ne voulait lui remettre son prix, Monsieur le maire se dévoua.
Ce serait donc lui qui sur un ton convenu, prononcerait deux ou trois mots d’encouragements à l’impertinent.
Le colonel promit qu’il signifierait « en public » au paltoquet, sa conception de l’art véritable, et « qu’on verrait bien ce qu’il aurait à répondre ».
Malheureusement, l’artiste-motocycliste ne daigna pas venir chercher sa récompense assortie pourtant d’un chèque de cent francs. Pas plus, il ne revint jamais chercher son œuvre !

Oubliée, abandonnée, l’étrange créature au corps de rêve dort peut-être encore dans les réserves du musée municipal de Faveyrol.
Si vous passez par-là …