La penderie

- Quel con !
Se dit tout bas le responsable du service achat des établissements Stylfor, devant la glace de la salle de bains, il tire sur ses joues pour effacer les rides, la barbe a poussé.
Un peu dégarni, la quarantaine il se regarde droit dans les yeux :
- Pas mal quand même !
A côté, dans la chambre, dort paisiblement la responsable de la communication des établissements Stylfor.
- Quel con ! murmure-t-il en insistant sur la dernière syllabe.
La veille tout est allé si vite. Départ en retraite de Boulard, directeur des services techniques, discours, cadeaux, Saumur pétillant, dîner au restaurant avec une dizaine de collègues.
Quelqu’un a proposé : Si on allait en boîte ! Lui, les boîtes, il n’aime pas trop. Mais Marie-Jeanne a dit :
- Pierrot, tu vas pas nous quitter comme ça !
Elle l’a appelé Pierrot, ça l’a touché.
Il se passe de l’eau sur la figure.
Marie-Jeanne, quinze ans qu’ils bossent chacun de leur côté dans des bureaux voisins, quinze ans de bonjour-bonsoir, de bons week-ends, de bises au premier de l’an, à la galette des rois. Quinze ans de voisinage et d’ignorance...
Et puis un soir, on se retrouve à deux heures du matin à faire le pied de grue chacun à côté de sa bagnole. Elle dit : Si on allait prendre un verre chez moi… C’est sur ton chemin ! ajoute-elle comme pour se donner bonne conscience. Le coup du dernier verre, ça marche encore ce truc ? La preuve !
- Et merde !!! rien pour se raser...
Marie-Jeanne, il l’a connue célibataire, un peu pincée : Mademoiselle Chamard, assistante de communication. Il l’a connue mariée, Madame Rossignol, que certains appelaient « cuicui » derrière son dos… il croit même qu’il était à sa messe de mariage, mais c’est pas sûr !
Il l’a connue enceinte, promenant toute la journée son gros ventre dans les couloirs et les ascenseurs.
Il l’a connue divorcée. Elle avait même fait une note de service à l’ensemble du personnel pour préciser qu’elle changeait de nom. Ca fit sourire, ce n’était pas dans les habitudes de la maison…
Madame Rossignol devint Madame Chamard. Elle changea de coiffure une fois de plus, cheveux courts cette fois ci…
Il y eut la période Hernandez, un sous-directeur qui fit un passage éclair aux établissements Stylfor, elle sauta illico dans son lit. Mauvaise pioche ! Une fois parti, le bel hidalgo ne donna plus signe de vie.
Marie-Jeanne prit du poids, pleura beaucoup, soigna ce qu’elle appela « sa dépression » dans les bras d’un technicien de la maintenance. Un abruti, marié cinq enfants, adepte des médecines douces et d’autres fadaises…
Suivit la période écolo : régime, alimentation saine, discussions sans fin… elle s’était mise en tête de convertir tout le monde à la médecine par les plantes…Puis elle se calma, adopta une coiffure cheveux mi-longs, c’est sans doute ce qu’elle fit de mieux.
Ah ! Marie-Jeanne, par la porte entrouverte, il la regarde dormir du sommeil du juste…
Il pense à tous les conseils de direction du lundi matin où il lui faut supporter son blabla, ses grands gestes, ses phrases sans fin et ses statistiques à la noix...
Combien d’heures passées en face d’elle, à la regarder plus qu’à écouter ses discours sur la politique de communication des établissements Stylfor… Et il n’aurait jamais pensé qu’elle était aussi joliment faite...
Maintenant, ce ne sera pas simple tous les jours, se dit-il. Il faudra « gérer » !
Sa femme est aux sports d’hiver avec les gosses. Elle doit l’appeler dans la matinée.
Et merde ! il a oublié de couper son portable, la batterie va être à plat.
Il sort de la salle de bains à pas feutrés et entre dans une petite pièce, une sorte de penderie.
Là, sont alignées toutes les tenues de Marie-Jeanne. Son tailleur bleu qu’elle met souvent pour les conseils de direction, celui qui lui donne l’air d’une hôtesse de l’air. Son ensemble rouge foncé qu’elle réserve pour les grandes occasions, quand elle doit accueillir un visiteur de marque.
Une à une, il fait glisser toutes ses robes sur la tringle chromée. Il y a même cette horrible robe jaune d’or qui la boudine, heureusement, elle ne la met plus souvent...
Et ses jupes plissées sur lesquelles il a toujours fantasmé…
Ses robes d’été bien décolletées pour lui reluquer les seins quand elle revient de vacances la peau bronzée…
Tiens, il y a là son manteau en fourrure synthétique qu’elle traîna bien cinq ou six ans.
Et tous ses jeans, ses pantalons, ses chemisiers soyeux, tout est là, bien plié, bien rangé, ça sent bon la lavande.
Il a sous les yeux toutes les Madame Chamard alignées devant lui, celle du printemps, de l’été, de l’hiver… Une femme « du bureau » comme il dit… Une femme de son quotidien…Une femme tout simplement…
Il sort de la penderie une robe noire qu’il ne lui a jamais vue au bureau et la presse contre sa poitrine. C’est doux, ça sent bon...
Il entend du bruit dans la chambre, elle doit se réveiller…
Vite, il remet la robe dans la penderie. De quoi il aurait l’air si elle le trouvait à poil, une de ses robes dans les mains ?
Marie-Jeanne, il l’a peut-être mal jugée. En fait, c’est une brave fille, un peu chiante, mais laquelle ne l’est pas !
Elle s’est réveillée. Elle est plutôt jolie avec ses cheveux défaits…
- Mais qu’est-ce que tu fais, Pierrot ? Viens, j’ai encore besoin que tu me prennes dans tes bras…
- Tu crois que c’est bien sérieux… répondit-il doucement, pris tout à coup de vagues scrupules.
- On s’en fout ! dit-elle, plus câline que jamais.
Il était dans de beaux draps, et il le savait.
illustration : Le Huen